Je suis lectrice, donc celles et ceux qui ont écrit les centaines d’ouvrages que j’ai dévorés font partie de mon monde. Je suis auteure, et j’en côtoie depuis plus de vingt ans. Toutes et tous font partie de ces êtres étranges qui s’expriment à travers leurs doigts, marchent en gribouillant mentalement, se réveillent en sursaut parce qu’une idée ou un personnage les tire par la manche. J’ai rencontré des auteurs d’une délicatesse bouleversante, d’autres capables d’enflammer une salle avec une seule phrase, certains qui passent leur vie à explorer la langue comme un spéléologue explorerait une grotte inconnue.
Cependant, je ne suis pas certaine que les auteurs (de fiction, mais pas seulement) soient aussi intrépides qu’on l’imagine. Si j’en crois mon expérience, ils osent écrire des mondes… mais pas toujours affronter celui où ils vivent. Ils osent mettre un serial killer dans la tête d’un enfant ou révolutionner une manière d’écrire… mais redoutent parfois d’exprimer une opinion tranchée dans la vraie vie.
Je le sais parce que j’en suis. L’autocensure, je la connais de l’intérieur. Toute mon enfance — sous la férule d’un père agressif, instable, tyrannique — j’ai appris qu’il existe un prix à dire ce que l’on pense. Les cris, les humiliations, l’arbitraire, les objets qui volent à travers la pièce : tout cela fabrique en vous une forme de prudence. Une prudence qui ressemble tellement à du silence qu’on finit par les confondre.
Colette l’affirmait : Pour un poète, le silence est une réponse acceptable, parfois même flatteuse . [1] Dans mon cas, il a longtemps été un réflexe de survie.
La coquille, je n’ai pu la briser qu’en écrivant. Requiem pour un poisson, puis mes autres romans, et aujourd’hui la trilogie tirée de Le jour où je serai orphelin : autant de manières de contourner ce mutisme initial, d’oser dire ce que, face à un visage humain, ma bouche refuse encore souvent.
[1] Colette, Paris de ma fenêtre, 1944
Les auteurs… face aux vagues
Les lecteurs nous imaginent volontiers en pirates intrépides, sabre entre les dents, prêts à écrire l’indicible. Certains nous attribuent volontiers l’audace de Victor Hugo lorsqu’il lançait : La liberté commence où l’ignorance finit. [1] Pourtant, nous sommes un certain nombre à nous révéler beaucoup plus prudents.
Oserais-je l’affirmer ? Les écrivains aiment être aimés. Ils veulent en majorité plaire à leurs lecteurs, aux chroniqueurs, aux éditeurs, aux libraires, aux jurys. Ils redoutent les mots “difficile”, “risqué”, “compliquée”. Ils craignent qu’une phrase, sortie de son contexte, compromette une invitation, une sélection, un soutien essentiel… ou même de simples envies de lire. Alors, beaucoup d’entre eux s’autocensurent. Subtilement. Par moment. Constamment. Presque sans s’en apercevoir.
La littérature est cependant pleine d’écrivains qui ont osé affronter la censure, la réprobation ou la justice :
- D. H. Lawrence poursuivi pour L’Amant de Lady Chatterley ;
- Oscar Wilde emprisonné pour « indécence » ;
- Simone de Beauvoir, dont Le Deuxième Sexe a été publié sous les injures ;
- Virginie Despentes encensée et vilipendée avec la même intensité ;
- Etc.
Ces auteurs n’ont pas simplement écrit malgré le scandale : ils ont écrit DANS le scandale, parfois AVEC lui, parfois CONTRE lui. Ils rappellent que le choc, l’inconfort et la provocation ont toujours fait partie intégrante de la littérature. Néanmoins, leur existence même intimide nombre d’auteurs d’aujourd’hui. Car derrière une œuvre brûlante, il peut y avoir un coût — social, économique, symbolique.
Combien sont ceux qui, parmi les écrivains contemporains, ont la marge financière, la structure institutionnelle ou la cuirasse psychologique pour encaisser ce coût ?
[1] Victor Hugo, Océan. Prose (texte posthume).
La peur du « mauvais lecteur »
Longtemps, la seule peur réelle d’un auteur était de ne pas être lu. Aujourd’hui, il craint d’être MAL lu. D’être défiguré par des réactions instantanées, de voir une phrase amputée de son contexte devenir une preuve à charge. De voir son narrateur confondu avec lui-même.
Francis Scott Fitzgerald disait The test of a first-rate intelligence is the ability to hold two opposed ideas in the mind at the same time and still retain the ability to function. [1] La majorité des lecteurs le peuvent — mais certains ne le veulent plus.
À cela s’ajoute un phénomène récent : la prolifération des vociférateurs. Sur les réseaux sociaux, dans le débat politique, sur les plateaux télé, la parole la plus bruyante l’emporte sur la parole la plus précise. Le ton supplante le sens. Par la bouche de l’un de ses personnages, Isaac Asimov le résumait parfaitement : Violence is the last refuge of the incompetent. [2] Or notre époque a fait de ce refuge un lieu d’habitation permanente.
Les écrivains ne se demandent plus seulement : Est-ce juste ? Est-ce littérairement nécessaire ? mais aussi : Suis-je prêt à subir la tempête qui viendra peut-être ?
Et parfois, la réponse est non.
[1] Le test d’une intelligence de premier ordre est la capacité à tenir deux idées opposées dans l’esprit en même temps. F. Scott Fitzgerald, The Crack-Up, 1936.
[2] La violence est le dernier refuge de l’incompétence. Isaac Asimov, Foundation, 1951.
L’enfance du silence
Pour certains écrivains, l’autocensure ne vient pas de la critique publique, mais d’avant : de l’enfance. D’un père qui criait. D’un foyer où chaque parole pouvait déclencher l’orage. D’un apprentissage précoce : parler peut mettre le feu à une pièce.
Anne Brontë a montré, bien avant l’heure, ce que la critique appellera plus tard « Domestic tyranny », la tyrannie domestique sous son propre toit. Lorsque parler devient dangereux, on apprend à se taire. Ou à disparaître. Et plus tard, même en devenant auteur, cette habitude du silence persiste. Elle devient méfiance du conflit. Aversion pour les débats stériles. Allergie aux joutes verbales où chacun hurle pour exister.
C’est aussi cela, l’autocensure : une prudence forgée longtemps avant le premier manuscrit.
Le milieu littéraire : un univers pacifié… en apparence
Il me semble que, pour beaucoup, les auteurs sont passionnés par les idées… mais détestent les confrontations ouvertes. La littérature est un territoire de tensions, mais le milieu littéraire, lui, fonctionne sur la diplomatie implicite. Car il suffit parfois d’une voix qui murmure : Il ou elle est difficile… et la porte se referme.
Or… Le vrai courage en littérature est-il dans le scandale ou dans la justesse ? La justesse, elle, exige du temps, de la nuance, de la retenue — trois choses que le vacarme public n’a plus à offrir. Et comme elle ne se crie pas, elle disparaît immédiatement dans un monde qui hurle.
Pourquoi c’est inquiétant
La fiction est un espace où l’on peut explorer les zones grises, les contradictions humaines, les ombres nécessaires. Un espace où l’on peut incarner un monstre pour mieux comprendre ce qui fait l’humain. Un espace où l’imagination doit être à la hauteur des réalités. Encore faut-il que cette imagination puisse travailler sans muselière.
Lorsque les auteurs s’autocensurent, quelque chose de fondamental se perd :
- la liberté de regarder l’obscurité ;
- la capacité à explorer l’ambigu ;
- la possibilité de construire des personnages réellement différents ;
- entre autres…
La littérature peut-elle survivre sans le risque ? Le roman peut-il perturber sans la transgression ? Je n’en suis pas certaine.
Alors ?
J’entends parfois dire que les auteurs devraient être plus courageux. Mais la solution est-elle vraiment de hurler plus fort dans un monde qui hurle déjà ? La vraie solution ne serait-elle pas, au contraire, dans un milieu littéraire (voire dans une société) qui cesserait d’imposer des pénalités invisibles ? Qu’un auteur ne soit plus jugé sur l’ombre portée d’un personnage ? Que celles et ceux qui lisent comprennent et ne condamnent pas ?
Toni Morrison disait : Oppressive language does more than represent violence; it is violence; does more than represent the limits of knowledge; it limits knowledge. [1]
C’est peut-être là que tout commence : dans le refus d’ajouter encore du silence – ou de la violence symbolique- à celui qui, d’une manière ou d’une autre, nous est déjà imposé.
[1] Le langage oppressif ne se contente pas de représenter la violence ; il est violence ; il ne se contente pas de représenter les limites du savoir ; il limite le savoir. Nobel Lecture, 1993
